Cette recherche consiste en une interrogation sur l'œuvre majeure et la vie d'Antonio Francisco Lisboa (1730 - 1814), sculpteur mulâtre brésilien du " Siècle d'Or ". Nous parcourrons sa vie et examinerons ses rapports avec le fait colonial, sa maladie, sa ville et le " Minas Gerais ".
Nous étudierons quelques détails plastiques et esthétiques de son œuvre, représentative du " Baroque brésilien ". Nous nous interrogerons également sur la place de sa personnalité au travers de son œuvre commanditée par l'Église Catholique, et la " subversion, " possible d'une création visiblement marquée par une maladie d'origine obscure au sein d'une société malade elle-même.
Fils d'un colon portugais architecte et d'une esclave africaine, Antonio Francisco Lisboa est connu par un tendre diminutif que nous pouvons traduire par le "petit estropié" : O Aleijadinho. A partir du milieu de sa vie, en effet, il fut torturé par une mystérieuse maladie, discutée aujourd'hui. Lèpre ou syphilis, celle-ci lui retira les doigts des mains et des pieds, et déforma plusieurs parties de son corps.
En quoi cette déformation physique influença-t-elle sa création artistique ?
O Aleijadinho vécut à Villa Rica (aujourd'hui Ouro Preto) en plein Siècle d'Or. Comme son nom l'indique, cette ville " riche ", capitale de la région des " Mines Générales " (Minas Gerais), bouillonnait du commerce de l'or, du diamant et des pierres précieuses. Colonie esclavagiste portugaise, le Brésil des années 1700 se découvrait un sentiment nationaliste imprégné des idées de Rousseau et de Voltaire, entre l'indépendance des Etats-Unis et la Révolution Française, qui s'exprimera nettement en 1789 par la Conjuration des " Minas Gerais ". Ce mouvement fut sauvagement réprimé : le Brésil ne se libéra de la métropole que le 7 Septembre 1822, quelques années après la mort de l'artiste. Il est important de souligner que l'Aleijadinho est né 10 ans après l'exécution de Felipe dos Santos (premier martyr d'une tentative ratée de l'indépendance brésilienne). Il a entendu parler de toutes les atrocités commises sur ce personnage et a été contemporain de Tiradentes (guerillero et 2ème martyr brésilien) qui tenta d'implanter au Brésil les idées humanitaires de la Révolution Française par la Conjuration de Minas Gerais en 1789. Bien que les "Seigneurs des Mines" possédassent des esclaves mulâtres, la plupart étaient affranchis. Le "petit estropié", qui bénéficiait, de par son père, d'un certificat de liberté lors de son baptême, put échapper aux fastidieux travaux forcés et devint architecte et sculpteur sous la protection d'une Église-mécéne.
Sachant que l'Église Catholique luso-brésilienne fut complice de la colonie et de l'esclavage, nous considérons "le petit estropié" comme un "résistant inscrit au parti des collaborateurs". Il a bien profité du mécénat de l'Église pour graver sur la pierre son cri d'interpellation : "Si nous sommes tous fils de Dieu, faits à son image et à sa ressemblance, pourquoi moi, handicapé, laid, métis, bâtard et malade, ne serais-je pas fils de Dieu ? Tous les hommes son égaux, selon les idées de Rousseau, même dans un Minas Gerais où l'on ne respecte pas les droits de l'homme".
Ainsi, l'Aleijadinho a fait sortir de la pierre ses " Prophètes " estropiés comme lui-même, afin de rappeler à l'humanité et à Dieu que lui aussi était fait à son image et à sa ressemblance ? Ses Prophètes ont les yeux bridés de sa mère Peule et des traits plus négroïdes que sémites.
Déjà critiqué de son vivant comme " fabricant de monstres ", il fut un révolutionnaire que personne ne considérait comme subversif, car, pauvre et malade, il paraissait inoffensif. ? Une société aliénante refuse de reconnaître la grandeur d'un créateur qui intègre à son œuvre les signes sociaux de sa faiblesse. Figure nationale aujourd'hui, il n'est plus perçu comme un danger mais comme le témoignage d'une époque que l'on dit révolue.

La perle noire du baroque brésilien :

Symbole même de ce qu'on appelle " l'Art Baroque Brésilien ", comment a-t-il pu allier le dynamisme d'un style avec sa maladie et les désillusions politiques des indépendantistes ?
Par quel processus de rejet ou d'identification la déformation physique s'introduit-elle de plus en plus dans son œuvre jusqu'à presque défigurer l'image de la représentation biblique de ces Prophètes ?
Le mot Barroco, adjectif d'origine portugaise et espagnole, signifie " une perle précieuse qui a perdu toute sa valeur car elle n'est plus ronde : c'est donc une anomalie ".
Anciennement, le mot Barroco signifiait perle baroque, de forme irrégulière et, par extension (à partir de la fin du XVII Siècle), le mot baroque signifie ce qui est d'une irrégularité bizarre, extravagante, biscornue, difforme, choquante, étrange, excentrique, irrégulière. En architecture, le style baroque est un style qui s'écarte des règles de la Renaissance classique, recherche l'irrégulier, le contourné et frappe par sa bizarrerie. Le Baroque, né en Italie au XVI Siècle, s'étendit plus tard aux autres pays.
Il existe une connotation entre l'ancienne signification du mot barroco et l'anomalie anatomique de ces " Perles noires du baroque brésilien " : (les douze Prophètes de l'Aleijadinho). Le mot Aleijadinho est lui-même synonyme d'irrégularité, un handicap physique, en diminutif " tendrement " dit. Nous pourrions dire : " une perle noire " qui, depuis sa 47ème année d'existence, a perdu sa symétrie, sa régularité et devient cette " perle lépreuse ", " perle syphilitique ". Un baroque dans tous les sens du mot !
Une perle est une " précieuse malformation " : un simple grain de sable englouti par une huître, crée cette " erreur " pétrifiée dans le ventre du mollusque. Celui qui est au centre de notre recherche n'est-il pas le résultat de cette huître monstrueuse, de cette " Méduse " qu'était l'État de Minas Gerais à son époque ?
Le " petit estropié " brandit son miroir à la face du Minas Gerais. Il finira couronné de lauriers, vainqueur des lions, sorti des entrailles de la baleine, vomissant les laves de son génie.
Nous considérons comme " image mentale " notre vision de plasticien sur l'œuvre de cet artiste, figure majeure de l'Art brésilien. Notre but, dans le domaine des Arts Plastiques, est de mettre en perception visuelle cette image mentale. Cela justifie le titre : " Remake / Aleijadinho (Le petit estropié) - Quand une image mentale devient perception visuelle ".
Sur le concept de " REMAKE ", notre proposition est d'organiser une recherche plastique et théorique avec ces " perles du Baroque brésilien ", personnages clés de l'œuvre du petit estropié : réaliser des variations autour des douze Prophètes, comme " Porte Paroles ", en conservant la composition formelle de ses personnages et en intégrant à cette recherche une interpellation à volonté universelle.
Le fait de vouloir puiser dans le XVIIIème Siècle ne constitue pas un archaïsme pour un artiste qui veut peindre son temps. A travers le concept de " REMAKE " nous ferons allusion aux inégalités socio-politico-culturelles et raciales de l'époque d'Aleijadinho et de la période du régime militaire brésilien entre 1964 et 1984.
En somme, c'est comme si nous avions décidé, en tant qu'artiste contemporain, " produit de ses sombres années ", d'incarner " le petit estropié ", exorcisant enfin nos angoisses de colonisé et de créateur !
Dans quelle mesure une peinture peut-elle devenir une image plastique qui exprime une philosophie avec volonté d'interpellation universelle ?
Comment réaliser une peinture avec une image plastique qui n'est qu'une image réduite et limitée de la réalité, et tenter, à travers elle, de communiquer des personnages et des évènements tels qu'ils nous permettent de passer un message d'interpellation ?
Nous aimerions que nos personnages " estropiés " symbolisent fidèlement notre pensée politique : que ces " handicapés " soient perçus comme le mal dont a souffert le Brésil, l'esclavage, la Conjuration avortée et le Brésil lépreux de la dictature militaire.
Aleijadinho qui était tellement pieux fut protégé et financé par l'Église-mère et réalisa une œuvre apparemment chrétienne, en réalité une œuvre où le drame religieux est expressément confondu avec le drame de l'humanité.
Plusieurs auteurs brésiliens et critiques d'art parlent de la production artistique de l'Aleijadinho. Personnellement, nous sommes contre l'emploi du terme en question car, pour une œuvre verticale comme celle de notre artiste majeur, il faut parler de création artistique. Le terme création nous conduit à un regard vertical, transcendantal, qui peut être traduit par le mot foi. Foi religieuse quand il conçoit des prophètes et des drames religieux. Foi universelle quand la souffrance dans sa création rejoint la douleur de sa race opprimée, l'exécution de Tiradentes ou de Felipe dos Santos, les idées de Rousseau, l'Indépendance des Etats-Unis et la Révolution Française.
Une œuvre liée à l'idée d'unité : unité différente de globalité ou de totalité, car l'unification est le pire ennemi de l'unité. Dans ce sens d'unité, Cathédrales, Synagogues, Mosquées ou Pagodes sont la même chose. Les métaphysiciens contemporains disent que les Evangiles, le Coran, les textes sacrés sont considérés comme des codes pour comprendre l'humanité et son existence.
L'Aleijadinho, les Prophètes, les Conjurés du Minas Gerais, Mahatma Gandhi, Desmond Tutu ou Dom Helder Câmara, chacun à sa manière a porté sa critique contre les atrocités commises autour d'eux. Ils sont tous des " affamés " car ils se battent pour ceux qui ont faim. Pasolini et Glauber Rocha n'ont jamais cessé de dénoncer avec leurs " images ", cette " soif " universelle.
Le panneau " Tiradentes " du peintre brésilien Cândido Portinari est universel vu qu'il témoigne tantôt la souffrance du martyr, tantôt le martyre de tous ceux qui ont donné leur vie pour une cause humanitaire.
Les Prophètes de l'Ancien Testament ont été soit enfermés dans les fosses aux lions comme Daniel, soit engloutis par une baleine comme Jonas ; comme … comme Andrei Sakharov, Oscar Wilde, Jean Jaurès, Louise Michel et Jean Moulin. Ces " Nouveaux Prophètes " ont peint leurs toiles comme " La fusillade du 3 Mai " de Francisco Goya, comme " Guernica " de Pablo Picasso. De la même espèce que Francis Bacon ou Vladimir Velikovic ! Ils ont reçu les " Prix Nobel de la Paix ", comme le Dalai Lama, comme Rigoberta Manchu, couronnés de lauriers. Sont-ils tous des philosophes ?
Que ce soit l'Aleijadinho, Mgr Tutu, ou Nelson Mandela, Dom Helder ou Frei Caneca, Gandhi ou Lech Walesa ; chacun a son " apartheid ". Brésil, Chili, Argentine, … Afrique du Sud, Ethiopie, … Pologne, … Afghanistan, Iran, Iraq, … Arménie, … Israël, Palestine, … Guernica, Hiroshima, Nagasaki, Vietnam, Tibet, Halabja … Combien d'oubliés n'ont pas été sculptés dans le granit pour rappeler à l'humanité que ces héros dit " cangaceiros " ne sont pas des bandits, ils sont des " porte paroles " des opprimés, mais présentés comme des estropiés ou des lépreux ?

Sérgio Bello
Paris, 1987 / 1988